Trois courbes de fer de section soit orthogonale soit triangulaire, vissées entre elles ou soudées, parfois en étoile, créant une forme simple et close.
L’on attendait donc une figure finie, or elle va très vite apparaître traversée d’infini et nous n’en viendrons pas à bout. Le dévoilement de cet infini suppose des conditions d’ostension et même un protocole particulier.
Soit, mais ses dimensions l’excluent, l’œuvre tourne grâce à un moteur programmé pour s’interrompre longuement à chaque minute devant un regardeur immobile soit, à l’inverse, c’est ce même regardeur qui accomplit la trajectoire circulaire en s’interrompant à chaque pas.
A chaque station, pour lui, la sculpture change. Il ne s’agit pas de divers points de vue sur un même objet, de variations différentielles du même, mais de divergences parfois extrêmes, toutes très individualisées.
Le regardeur est naturellement conduit à danser ; il penche la tête pour saisir une courbe, fait un pas en arrière pour la verticaliser s’arrête un long moment, repart.
Le temps, comme il le fait pour d’autres sculptures, ne catalyse pas les divers moments car il s’agit ici moins de moments que d’événements singuliers.
Sa fonction devient celle d’un maître de ballet qui souligne l’eccéité de nouvelles figures.
La volte, en l’une des acceptions de ce nom, désigne précisément une danse ancienne qui se réglait sur un air à trois temps. Comme ici les trois courbes.
La grâce naissait du passage harmonieux d’une figure à une autre mais consistait aussi à se désentraver de façon fluide, allègre.
Littéralement à se « désinvolter », à sortir de la volte où l’on s’était engagé.
Le penseur de Rodin ou celui de Michel-Ange allongé sur la tombe d’un Médicis ancrent leur présence dans leur unité sculpturale et l’intégration très forte de tous leurs aspects.
Cette intégration a tous les caractères d’une contrainte.
Création des formes en trois dimensions. Trois et non deux. Trois et non quatre.
De plus les rapports de ces formes entre elles se trouvent figés et come verrouillés.
Or « la désinvolte » est libre.
Les rapports s’y révèlent tous imprévisibles.
Quant aux trois dimensions qui fondent l’espace, il faut désormais compter avec bien d’autres et qui génèrent une infinité d’espaces.
Celui, par exemple, de l’illusion qui fait rêver, celui de l’incertitude dont le poète fait ses délices, celui de l’ambiguïté qui fait que nous prenons pour une verticale ce dont par ailleurs nous connaissons la nature courbe.
Et une kyrielle d’espaces sensibles ou affectifs, et les tensions, les abandons.
Un espace surtout dont la rencontre constitue en quelque sorte la finalité de l’art : l’espace plastique.
A condition de construire ce concept banal et d’en faire l’expression d’un sentiment qui parfois nous envahit devant une œuvre que nous venons de comprendre.
Une sorte de chair de poule ou de vertige.
La suite infinie des métamorphoses de cette Désinvolte rend son identité mouvante.
Les courbes se tendent, deviennent droites horizontales ou verticales, gonflent démesurément leur volume, se déroidissent, se tordent en volutes, se croisent, se décroisent, se simplifient ou, si nous bougeons la tête, se complexifient à l’extrême.
La sculpture prend tout son appui sur la tige gauche ; dans l’apparition qui suit, elle change de pied ou s’appuie sur les deux comme pour un essor vigoureux.
Jamais pourtant nulle « figure » ne se désaccorde.
Quelque audacieux qu’il soit, l’équilibre est assuré. « L’assiette » semble inaltérable.
D’une sculpture à la suivante, nulle transition ; la « Désinvolte » ne s’embarrasse d’aucun de ses engagements successifs.
Toujours alerte, elle se dégage, comme si ce fût d’un piège, de tout ce qui ne tend qu’à se figer, parce qu’en ce qui se fige quelque chose meurt.
On ne sait par quel miracle, des formes solidement organisées se sont désagencées ; par quel magie des nœuds se sont désenlacés.
Si rien, d’une sculpture à l’autre, ne se répète, cela n’en affaiblit pas la présence. L’unité ne provient pas d’invariants formels mais d’invariants immatériels.
Ainsi, chacune des épiphanies montre le même niveau d’intensité plastique.
Il y a sans cesse une recherche d’équilibre entre le plein des trois arcs et les vides parfois considérables que les arcs mettent en jeu puisque le mouvement exige le vide qui le précède, le fonde, le pénètre, l’environne, ne cesse d’établir avec lui une infinité de rapports.
Ainsi encore la perception de chaque proposition s’enrichit de l’écho de celles qui sont apparues puis se sont dérobées. Nous sommes suspendus entre leur souvenir et l’attente de la surprise d’une autre au devant de laquelle nous marchons.
Quels souvenirs conservons-nous de l’œuvre ? sans doute les mêmes que ceux que nous rappelle un ballet. Un geste, un bond, une atmosphère. Une chose vivante et inchoative c’est à dire « en train de »…
De façon surprenante le caractère insaisissable de l’œuvre joue avec l’incohation d’un rayon de soleil qui s’infiltre dans l’atelier, et « disperse l’acte vide » dirait Mallarmé.
Il mêle un parcours d’écliptique au dévoilement circulaire de la Désinvolte.
Dans ce jeu, dans cet élargissement, deux bénéfices pas du tout secondaires.
L’un dans l’idée. La lumière qui consent au jeu, qui traite avec l’œuvre d’égale à égale, confère à celui-ci une nécessité universelle.
Elle la soumet aux lois du mouvement chères à Spinoza soulignant le caractère « naturel » de ses métamorphoses qu’elle accompagne en contrepoint. L’autre dans la réalité. Comme projection sur le sol et les parois, le rayon lumineux se digitalise, s’organise en géométries précises et inventives.
Au point de rencontre avec l’œuvre, il s’analogise dans la couleur et revêt les courbes brunies à 1500 degrés, selon les arêtes qui le diffractent, de rouge Titien, de bleu nuit céruléen, de jaunes, de blancs.
Face à une création créée par la création qui précède et qui génère la création qui suit (et, entre elles, point d’intervalle) comment ne pas évoquer la pensée d’Aristote et sa théorie du premier moteur (illustrée sous nos yeux) qui l’amène à postuler une translation circulaire du mouvement comme la plus parfaite et la seule éternelle.
Quand nous voulons faire l’expérience d’un parcours ininterrompu, l’œuvre nous devient insaisissable comme sculpture.
Mais elle est une véritable danse dont la chorégraphie, d’une grâce infaillible, semble s’inventer en même temps que nous la découvrons, dans un présent immédiat que l’on ne connaît guère dans cette forme d’art.
Que le regardeur, soucieux de ne pas repartir les mains vides, se prenant non plus à marcher mais à courir autour de la sculpture pour tenter au-delà des métamorphoses, de capturer comme un papillon rare, l’essence de cette œuvre, ne conclue pas hâtivement à sa vanité.
Qu’il se souvienne de ce poème de Bashô ; « comme il est admirable celui qui ne pense pas « La vie est éphémère » en voyant un éclair. »
Maurice Benhamou, 2017
Texte paru dans le catalogue d'exposition, "Voltes", Oct/nov 2017, Galerie Jacques Lévy