« Cheminements » de Maurice Benhamou, 2018
(Paru dans le livret édité à l’occasion de l’exposition collective « Lignes» du 24 janvier au 23 février 2019 à la Galerie Jacques Lévy)
L’œil ne glisse pas sur un rail rectiligne « il broute une surface » disait Paul Klee.
Se dérobant à toute diégèse, le lent, passionné parcours linéaire d’Hélène Durdilly n’a souvent ni commencement ni fin et traverse alors le champ de part en part.
Le long de la ligne, le geste se répète nerveusement. Seule la répétition fait la diversité. Rien ne varie qu’au cœur de ce qui est constant. En chaque touche, le corps s’implique tout entier et chaque touche répétée est unique. Intensité circonspecte qui ne fléchit jamais.
La matière de la ligne de pierre noire se travaille par bribes, regrattée jusqu’à découvrir, en son cœur même, la lumière du papier.
Nulle aisance de traçage. Un acharné cheminement, qui ne mène la ligne nulle part, s’interrompt quelquefois au cours de cette résistible et difficultueuse avance, ayant peut-être reçu une injonction de toute la composition liguée.
Le carré blanc divisé en champs orthogonaux souvent par pliage conserve la trace des plis qui peuvent être surlignés.
Autour des lignes noires la poudre qui s’essémine conduit subrepticement à mettre le noir au même niveau superficiel que le blanc. Nulle illusion de volume ne prospère. Le trait ne vient plus devant.
Bien plus, l’imprégnation noire irrégulière, en vague teinture, en salissements de tout le champ par des projections de poudre noire, atténue à tel point le contraste entre le noir et le blanc qu’elle confirme notre hypothèse qu’être blanches pour ces œuvres n’est qu’une autre façon d’être noires.
Dessins « construits » ? Mais cette géométrie bouge. Parfois la verticale de pierre noire se trouble, se double, se triple d’une ou deux lignes non vraiment parallèles, légèrement obliques et qui d’ailleurs se dissipent en chemin comme absorbées par la matière.
La matière. Corps du papier rien moins que lisse, et même plutôt un peu raboteux, fissuré, frotté, râpeux. Fleur de peau où, contre sa nature, toute géométrie se sensibilise. La matérialité s’impose. C’est elle qui nous émeut et nous déborde.
Ces dessins construits, la peinture les déconstruit.
Car il s’agit de peintures dont le sujet est un dessin minimaliste.
Quelle surprise ! Le dessin pour une fois ne se tient plus à distance.
En peinture, c’est une présence différente où l’affect déplace le percept.
Que reste-t-il des lignes ? Des équilibres minimalistes magnifiques à même nos émotions.
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Extrait du texte "D’une peinture inchoative" de Maurice Benhamou
(Paru dans le livret édité à l’occasion de l’exposition collective « Le vide Libéré » du 7 janvier au 11 février 2017 à la Galerie Jacques Lévy)
(…) La germination emprunte d'autres voies chez Hélène Durdilly. Singulièrement le travail en série.
Interminablement le thème revient. Le développement se réalise de façon sourde, profonde, organique.
On ne saurait dire comment, la répétition engendre sa propre extension. Longtemps on ne voit que les mêmes lignes se mouvant dans le même espace et la même lumière. Mais en art, où tout compte, la répétition n'existe pas. D'une feuille (d'une toile) à l'autre, le temps a passé, la lumière imperceptiblement change et l'on se retrouve avec les mêmes lignes sombres, vivantes, différemment vivantes à chaque millimètre de leur parcours.
Deux d'entre elles, rejetées contre le bord extrême de l'œuvre, suivent l'arête sur presque toute sa longueur non parallèlement toutefois. Bougés, interruptions procurent à notre sensibilité, avec un léger tressaillement, manifestation spécifique du sentiment d'« espace plastique », tout ce que peut nous apporter l'art.
Les deux lignes à peu près casées, se libère la totalité du champ, d'un blanc mat, un peu croûteux et raboteux, parfois imperceptiblement fissuré ou empâté.
Nous sommes passés d'une série à une autre très différente à partir, sans doute, de certaines des disparités, générées par les répétitions, sans que celles-ci puissent être identifiées.
Ce n'est qu'au cœur même de « l'éternel retour » qu'une progression (ou plutôt une ingression) est possible. Et c'est moins le changement, modeste, des formes qui se remarque qu'un changement d'état.
Mais toujours, à l'extrême bord du présent, le pied déjà sur l'angle de l'essor, Hélène Durdilly scrute non le futur mais l'extension de son propre temps. (…)
Le bâton d’encre de Chine noire a accompagné le geste étrangement résistible, progressant avec force dans le blanc fluide de l’acrylique qui pourtant n’offrait pas de résistance.
Encre sèche, support humide.
Avec âme, quelque chose se meut autour du silence.
Tout le corps s’engage. Son opacité, on ne sait par quel moyen. Ses tremblements, ses désirs lorsque la main frôle presque l’intouchable pour s’en émouvoir, certes, mais aussi pour le troubler et en faire surgir une fraicheur nouvelle.
Car il s’agit, au fond, de tenir le vide en éveil.
Si dans une œuvre particulière, l’initié juge une ligne peu harmonieuse, il ne l’écartera pas. Au contraire.
Elle est sans doute une charnière de l’ensemble. C’est elle, un jour, qui apparaîtra la plus forte.
Une œuvre est-elle ce qu’elle est ou ce qu’en fera le temps ?
Maurice Benhamou